Le pépiniériste Delbard a dédié une rose à la Comtesse de Ségur ; dédicace bien méritée, Sophie de Ségur aimait les roses ; elle en mettait jusque sur son chapeau.
Elle aimait les fleurs et les roses et les jardins. Ce n’est sans doute pas l’aspect le plus connu de l’auteur des Petites Filles Modèles. Pourtant, parce qu’elle préférait la campagne à Paris, Sophie s’est installée en 1822 dans sa propriété des Nouettes, à Aube dans l’Orne et ne l’a quittée que quelques années avant sa mort. C’est là qu’elle a rédigé les vingt romans qui -composent l’essentiel de son œuvre. Une oeuvre qu’elle a commencé à cinquante-six ans, après avoir élevé sept enfants et une flopée de petits enfants.
Du jardin de
Sophie, il ne reste rien ; les Nouettes sont devenus un centre
psycho-pédagogique ; la maison a été surélevée, des bâtiments se sont
ajoutés, des arbres ont été abattus. Reste l’imaginatio-n et quelques pages au
fil des romans. Alors, imaginons !
Imaginons Sophie de Ségur retrouvant son domaine après
un fastidieux hiver parisien : entourée d’enfants, les siens et plus tard
les enfants de ceux-ci, elle descend de la diligence à Laigle. Le voyage depuis Paris a été fatiguant. On ne
choisit pas toujours ses compagnons de
route. Ce qu’elle nous décrit avec humour dans les Deux Nigauds.
La voiture, attelée de l’unique cheval du domaine,
vient prendre les voyageurs. Le père de Sophie, Fédor Rostopchine possédait un
des plus beaux haras de Russie. Il avait offert à la jeune Sophie un
poney ; elle l’aimait beaucoup mais le petit cheval disparut dans l’incendie du domaine familial pendant
la campagne de Russie. Désormais Sophie préférait les ânes. C’est donc l’âne
Cadichon, broutant dans son pré,
qui est le premier à l’accueillir dès la barrière passée ; il est heureux
de la revoir, tout en sachant bien que pour lui, les vacances sont terminées
car les enfants comptent bien sur sa collaboration. La voiture remonte l’allée sinueuse ombragée
de tilleuls. Devant le château, pas de parterres à l’anglaise, mais des pelouses
(les enfants ont besoin de s’ébattre), entretenues par tous les jardiniers qui
parcourent ses romans : Blaise Anfry, le « Pauvre Blaise »,
madame Louchet et sa fille Palmyre (Les Petites Filles Modèles), le père
Leuffroy (idem), et les inénarrables époux Marcotte qui laisseront bientôt leur place à Diloy le Chemineau.
Les époux Marcotte, elle ne les a pas inventés,
Sophie ; les dialogues, sont pris sur le vif. Des dialogues remarquables
tant la comtesse de Ségur à l’art de transcrire l’oralité. Les accents de ses
personnages, qu’ils soient Percherons, Anglais, Italiens, Allemands ou
Polonais, on croit les entendre.
« Ils entrèrent tous chez les Marcotte et les trouvèrent
en face l’un de l’autre, criant à qui mieux mieux.
-Je te dis que t’es sotte comme tout . Je ne
veux point que tu mettes ma belle redingote en paquet.
-Et je te dis que je la mettrons tout de même. T’as pas plus
d’intelligence qu’un bourri. Crois-tu que je vas promener tes habits un à un
d’ici à notre maison ? »
-Si tu ne les prends point, je les porterai, moi, et chaque
voyage te vaudra une bonne gifle.
-Ah ! tu crois ça, toi ? Est-ce que je n’avons pas
bec et ongles pour me défendre contre toi, vieux serin ?
-
Je saurai bien te
réduire, vieille criarde. »
(Il prend à témoin la jeune
Gertrude)
« Quoi donc que je puis faire, mam’selle ? Cette sotte
femelle veut me gâter ma belle redingote ; je l’ai prise la fourrant zà
force dans un paquet de linge sale.
-T’es un menteur ; c’était du linge tout blanc et je la
fourrais bien gentiment.
-Tu appelles ça gentiment, que tu tapais dessus comme une
gerbe de blé.
-Et toi qui me tapais sur le dos comme un vieux scélérat que
tu es.
-Pourquoi que tu ne voulais pas m’écouter ?
-Et pourquoi que tu t’en mêlais ? Est-ce l’affaire d’un
homme, ça, de plier du linge et des habits ?
-
Est-ce l’affaire d’une femme, ça, que de
chiffonner zet endommager la redingote de son mari ? Je n’en ai point une
douzaine de rechange, moi, et je ne veux point qu’on me l’abîme
Mais s’ils ont un fichu caractère, les Marcotte sont de bons jardiniers ; les rosiers qui bordent l’allée de graviers sont en fleurs et pas une maladie ne tache leurs feuilles. Devant le perron, on a sorti les orangers dans leurs caisses repeintes de frais ; des potées de géraniums illuminent les fenêtres.
Les bonnes vont dans les chambres installer les
enfants, les domestiques montent les bagages ; Sophie peut enfin reprendre
possession de son domaine : le hall, les salons, ouverts sur la serre qui
l’hiver abrite orangers et géraniums et où l’on empêchera les fêtes mouillées
de l’été percheron de tourner au désastre. Elle revient sur ses pas et traverse
la salle à manger pour gagner les cuisines. Elle aime les cuisines la gourmande
Sophie ; il y fait chaud et puis c’est là qu’on apprête les légumes du
potager. Car le jardin de Sophie, c’est par essence le potager.
Elle troque ses souliers citadins pour les
confortables bottes de cuir à la russe qui font jaser ses connaissances et s’en
va voir pousser ses légumes ; tous ces légumes qui figureront dans les
nombreux menus des romans, particulièrement les radis qu’elle aime tant et
aussi les choux avec lesquels elle se confectionnera certains jours de cafard
et de pluie quelques bortschs nostalgiques.
Au potager, les fleurs se mêlent aux légumes, car
Sophie veut des bouquets dans chaque pièce ;
des fruits y mûrissent : les bordures de fraises, les buissons de
groseilles, de cassis, de framboises, et les poires dont une nouvelle variété
l’émerveille, sans doute la « Doyenné du Comice » .
Dans un coin abrité, prospère un abricotier.
Si un carré est réservé aux fines herbes, aux
aromatiques, une large place est également consacrée aux plantes médicinales,
aux « simples », aux vertus desquelles Sophie fait confiance. Elle
les utilise dans la pharmacopée familiale qu’elle décrit longuement dans son
tout premier ouvrage : « La Santé des Enfants », publié en 1855
à compte d’auteur et qui vient d’être réédité. C’est principalement un recueil de conseils de
bon sens, préconisant l’hygiène, une nourriture saine, un habillement
confortable pour les petits.
La comtesse de Ségur, sur ce sujet comme sur bien
d’autres, était en avance sur son temps : elle avait compris que la santé
passe par l’hygiène corporelle et alimentaire.
La mortalité infantile était forte en son siècle et
sur huit enfants, elle n’en a perdu qu’un : son second fils, Renaud mort
du croup à l’âge de un mois. Jamais elle ne se pardonnera de n’avoir pu éviter
ce drame.
Le docteur Mazier, médecin à Laigle un homme de
« talent et de conscience », selon les mots de Mme de Ségur, lui a
apporté beaucoup de ces notions d’hygiène, de recherche de remèdes simples
qu’elle a tenu à transmettre aux jeunes mères de sa famille et de son
entourage.
On y trouve de bons et parfois surprenants conseils,
tels que la défense de donner aux enfants du café (qui en aurait aujourd’hui
l’idée ?) à l’exception du café de gland de chêne.
Or le gland de chêne, s’il est une nourriture appréciée des
sangliers et des porcs qu’autrefois on menait à la glandée, peut être toxique
pour l’homme. Il est vrai qu’on en a
fait du café jadis et aussi plus récemment en période de disette ; un café
obtenu en broyant le gland et en le torréfiant. Encore vaut-il mieux dans ce
cas utiliser les glands doux de chênes qui poussent principalement au Maghreb
et en Espagne.
La Comtesse de Ségur, qui vivait
dans l’Orne où ne pousse pas cette espèce de chênes recommandait d'en donner
aux enfants "dérangés" . Ignorait-elle le risque qu’elle faisait
courir à ses chers petits en leur proposant ce café ? On ne l’imagine pas.
Sans doute parlait-elle d’une
boisson bien connue en son temps et qui fit la fortune de deux de ses
contemporains.
Henri Lecoq, universitaire et
botaniste, et Jean-Baptiste Bargoin, pharmacien, originaires de
Clermont-Ferrand, faisaient commerce de thé et de préparations pharmaceutiques.
Vers 1830, les deux associés eurent l’idée d’un breuvage composé de chicorée,
de céréales et de glands de chêne doux marocain. D’un goût agréable, doté de
vertus thérapeutiques certaines et peu coûteux, le café « Gland
Doux » fut un concurrent sérieux du café bien oublié depuis la dernière
guerre.
Sophie, pour sa pharmacopée familiale fait pousser
dans son jardin la mélisse, le lin, le moutarde, les pavots ; il lui faut
la vénéneuse belladone qui vient souvent sans qu’on l’ait invitée, la violette,
l’arnica ; celles aussi qu’on nomme herbes de la Saint-Jean :
aigremoine, armoise, millepertuis, chélidoine, camomille.
Toutes ces plantes entrent également dans la
composition de l’indispensable « onguent de ma cousine » que Sophie
administre libéralement à la petite portion d’humanité souffrante qui
l’entoure.
Dans l’ouvrage qui va suivre, les « Nouveaux
Contes de Fées », pubilé cette fois par Hachette, l’un des héros, le Petit
Henri, devra chercher la Plante de Vie qui rendra la santé à sa mère.
Au fond du jardin, derrière une haie de lilas, se
dissimule la nécessaire mais redoutable mare. Lilas blancs, pourpres ou mauves,
arbustes faciles et prolifiques dont les fleurs et le parfum consolent des mois
de mai pluvieux. C’est dans une forêt de lilas que se perd Blondine, héroïne du
premier des Nouveaux Contes de fées.
Cette forêt qui engloutit Blondine symbolise la
mare ; elle est utile pour recueillir, l’eau de pluie et pour qu’y
barbotent les canards de futurs pâtés ; mais Sophie la craint : des
enfants peuvent s’y noyer ! Il ne faut pas manquer pour les en
éloigner, de faire savoir aux enfants
que dans la mare vivent les horribles sangsues.
Est-ce Sophie enfant ou sa fille Olga qui, en allant à
la pêche au hérisson, fit un plongeon dans la mare, prouvant ainsi que la
méchanceté envers les animaux est toujours punie.
Pour empêcher les enfants de faire des bêtises dans
ces lieux redoutables, il faut, derrière la haie de noisetiers, leur aménager
un jardin bien à eux qu’ils entretiendront sans ménager leur peine.
Au jardin si bien bêché de Camille et
Madeleine poussent œillets, giroflées, marguerites, roses, dahlias, résédas,
jasmin ; et quand la jeune Marguerite sous prétexte de faire des bouquets,
saccage leurs parterres, les petites filles modèles sont consternées. Heureusement,
la bonne Madame de Rosbourg intervient et Sophie toujours pratique nous apprend
ce que demande en 1857 un horticulteur de Moulin-la-Marche pour réparer
les dégâts :
-Combien vous devrai-je,
monsieur, pour les fleurs et la plantation ?
-Ce sera quarante francs
( une centaine d'euros environ ), madame ; il y a soixante plantes avec leurs pots, et de
plus le travail. Madame ne trouve pas que ce soit trop cher ?
-Non, non, c’est très
bien ; les quarante francs vous seront remis aussitôt votre ouvrage
terminé. »
Cette intervention de l’horticulteur reste
exceptionnelle ; les enfants apprennent à se procurer eux-mêmes de quoi
garnir leur jardin. Des groseilliers, des framboisiers qu’ils vont chercher à
l’orée d’un petit bois, sans réclamer l’aide du jardinier.
Pendant les vacances, on aidera les enfants à
construire des cabanes où ils pourront jouer aux sauvages, recevoir leurs amis
et faire leurs devoirs de vacances.
Le jardin des enfants sera aussi le cimetière des
animaux défunts et des poupées cassées ; prétextes bien entendu de jouer
avec le tuyau d’arrosage, de bien se mouiller, de bien se salir.
Quand après avoir bien bêché, ratissé, brouetté, les
enfants seront en nage, on les emmènera à la ferme, cueillir selon la saison ,
cerises, pommes ou châtaignes qui poussent en vergers près des fermes
appartenant au domaine.
On ne se contente pas des fraises du jardin chez les
petites filles modèles, on va en ramasser dans les bois et si on n’a pas de
panier, on sait en improviser un en tressant des joncs. Elles utilisent tout, les petites de Fleurville, jusqu’aux coquilles
de noix et de noisettes dont elles savent faire des lampions.
Sophie, qui ne laisse à personne sa place dans tous
ces jeux et ces fêtes, continue de parcourir son domaine ; elle est
arrivée au bout du parc, où commence le bois. Elle n’est pas toujours satisfaite
de ce qu’elle découvre : des gens qu’elle n’aime pas, des nommés Bernard
ont coupé les têtes des sapins pour en faire des quenouilles !
Sophie voudrait rester toute l’année aux Nouettes,
pour gérer elle-même son domaine ; et tant pis si ses initiatives ne sont
pas toutes heureuses :
« …mon essai de regain a fait un fiasco complet ; on s’occupe
à en disperser les débris fumants ; ce n’est plus du foin, ce n’est pas du
fumier, c’est un amas de pourriture que je vais laisser s’achever afin de le
mettre sur les couches du potager. Pour arrêter les plaisanteries d’Emile et
même les tiennes, petite moqueuse, je te dirai que je suis très contente d’avoir
fait cette expérience (qui me trotte par la tête depuis trente-cinq ans) en un
temps où, de toute manière, je devais perdre ma seconde coupe de foin ; le
brouillard, la pluie auraient également tout perdu après des frais et des
ennuis de fanage ; quant au fauchage, il devait s’effectuer de toute
manière pour le bien du pré…. Pas un
mot à ton père de mon expérience de regain. »
Elle pourrait marcher encore des heures, Sophie, mais
il est temps de rentrer. Par les allées du parc, elle regagne la terrasse où
l’attend un thé russe, très fort et très sucré accompagné de gimblettes, ses gâteaux
préférés. Par les portes-fenêtres entr’ouvertes, elle aperçoit les bouquets qui
garnissent le salon ; en face d’elle, derrière les caisses d’orangers et
de lauriers-roses, un parterre de fleurs embaume ; une barrière le sépare
de la prairie où est venu brouter Cadichon ; plus loin, dans les vergers,
les cerisiers et les pommiers sont en fleurs. Un bel été s’annonce ; en
dépit des inévitables ennuis domestiques,
Sophie est heureuse ; il faut qu’elle écrive de nouveau à sa fille
Olga :
« Bouland a été
retardé par les pluies continues, par la coupe terrible de bois, pour laquelle
il n’a pas trouvé d’ouvriers comme d’habitude ; et quelle coupe, grands
dieux ! J’en aurais gémi et versé des larmes amères, si je n’avais appelé
à mon aide ma philosophie chrétienne ; mais prépare-toi à bondir ! il
y a eu malentendu ; je parlais du taillis, il parlait des gros
arbres ; je parlais de ce qui borde le chemin de la Glacière, il parlait
de ce qui borde le chemin du Châlois ; tu devines le reste. J’ai un
superbe hangar, beaucoup de bois, mais à quel prix ! Plus d’ombre au
chemin du Châlois, depuis le chemin qui monte près de la Glacière, jusqu’au
bout. Tout coupé. C’est irréparable, voilà pourquoi je me résigne. N’en souffle
mot à ton père ; il se moquerait de moi…
…Tu trouveras des
fraises superbes. La maison commence à se remettre en ordre, mais il y a encore
bien de l’ouvrage. Le tapissier tapisse, il a fait le plus long :
accrocher tous les tableaux, ajuster les ferrures et les bâtons pour les
rideaux et les portières ; il lui reste à tout poser, à faire les dessus
de cheminée, à couvrir des meubles, etc. Enfin… tout vient à point à qui sait
attendre… et j’attends. Mon hangar n’est pas fini parce qu’il a fait trop
mauvais pour les couvreurs et les maçons. Il le sera dans quinze jours, avant
les foins. Tout est ratissé et propre ; le devant du vieux hangar est très
bien arrangé… »
La Comtesse de Ségur aurait aujourd'hui 215 ans... Bon anniversaire Sophie!
2 commentaires:
Ce matin, j'ai lu la première partie, je continuerai, en rentrant ce soir à l'hôtel. J'adore comme tu racontes Sophie.
Oh merci pour ce récit sur la Comtesse de Ségur, une madeleine de Proust pour moi !
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