jeudi 31 juillet 2014

Au JARDIN de SOPHIE

Le pépiniériste Delbard a dédié une rose à la Comtesse de Ségur ; dédicace bien méritée, Sophie de Ségur aimait les roses ; elle en mettait jusque sur son chapeau.

Elle aimait les fleurs et les roses et les jardins. Ce n’est sans doute pas l’aspect le plus connu de l’auteur des Petites Filles Modèles. Pourtant, parce qu’elle préférait la campagne à Paris, Sophie s’est installée en 1822 dans sa propriété des Nouettes, à Aube dans l’Orne et ne l’a quittée que quelques années avant sa mort. C’est là qu’elle a rédigé les vingt romans qui -composent l’essentiel de son œuvre. Une oeuvre qu’elle a commencé à cinquante-six ans, après avoir élevé sept enfants et une flopée de petits enfants.

 Du  jardin de Sophie, il ne reste rien ; les Nouettes sont devenus un centre psycho-pédagogique ; la maison a été surélevée, des bâtiments se sont ajoutés, des arbres ont été abattus. Reste l’imaginatio-n et quelques pages au fil des romans. Alors, imaginons !
Imaginons Sophie de Ségur retrouvant son domaine après un fastidieux hiver parisien : entourée d’enfants, les siens et plus tard les enfants de ceux-ci, elle descend de la diligence à Laigle.  Le voyage depuis Paris a été fatiguant. On ne choisit pas  toujours ses compagnons de route. Ce qu’elle nous décrit avec humour dans les Deux Nigauds.
La voiture, attelée de l’unique cheval du domaine, vient prendre les voyageurs. Le père de Sophie, Fédor Rostopchine possédait un des plus beaux haras de Russie. Il avait offert à la jeune Sophie un poney ; elle l’aimait beaucoup mais le petit cheval disparut  dans l’incendie du domaine familial pendant la campagne de Russie. Désormais Sophie préférait les ânes. C’est donc l’âne Cadichon, broutant dans son pré, qui est le premier à l’accueillir dès la barrière passée ; il est heureux de la revoir, tout en sachant bien que pour lui, les vacances sont terminées car les enfants comptent bien sur sa collaboration. La voiture remonte l’allée sinueuse ombragée de tilleuls. Devant le château, pas de parterres à l’anglaise, mais des pelouses (les enfants ont besoin de s’ébattre), entretenues par tous les jardiniers qui parcourent ses romans : Blaise Anfry, le « Pauvre Blaise », madame Louchet et sa fille Palmyre (Les Petites Filles Modèles), le père Leuffroy (idem), et les inénarrables époux Marcotte qui laisseront  bientôt leur place à Diloy le Chemineau.

Les époux Marcotte, elle ne les a pas inventés, Sophie ; les dialogues, sont pris sur le vif. Des dialogues remarquables tant la comtesse de Ségur à l’art de transcrire l’oralité. Les accents de ses personnages, qu’ils soient Percherons, Anglais, Italiens, Allemands ou Polonais, on croit les entendre.
« Ils entrèrent tous chez les Marcotte et les trouvèrent en face l’un de l’autre, criant à qui mieux mieux.
-Je te dis que t’es sotte comme tout . Je ne veux point que tu mettes ma belle redingote en paquet. 
-Et je te dis que je la mettrons tout de même. T’as pas plus d’intelligence qu’un bourri. Crois-tu que je vas promener tes habits un à un d’ici à notre maison ? »
-Si tu ne les prends point, je les porterai, moi, et chaque voyage te vaudra une bonne gifle. 
-Ah ! tu crois ça, toi ? Est-ce que je n’avons pas bec et ongles pour me défendre contre toi, vieux serin ? 
-         Je saurai bien te réduire, vieille criarde. »
(Il prend à témoin la jeune Gertrude)
« Quoi donc que je puis faire, mam’selle ? Cette sotte femelle veut me gâter ma belle redingote ; je l’ai prise la fourrant zà force dans un paquet de linge sale.
-T’es un menteur ; c’était du linge tout blanc et je la fourrais bien gentiment.
-Tu appelles ça gentiment, que tu tapais dessus comme une gerbe de blé.
-Et toi qui me tapais sur le dos comme un vieux scélérat que tu es.
-Pourquoi que tu ne voulais pas m’écouter ?
-Et pourquoi que tu t’en mêlais ? Est-ce l’affaire d’un homme, ça, de plier du linge et des habits ?
-        Est-ce l’affaire d’une femme, ça, que de chiffonner zet endommager la redingote de son mari ? Je n’en ai point une douzaine de rechange, moi, et je ne veux point qu’on me l’abîme

Mais s’ils ont un fichu caractère, les Marcotte sont de bons jardiniers ; les rosiers qui bordent l’allée de graviers sont en fleurs et pas une maladie ne tache leurs feuilles. Devant le perron, on a sorti les orangers dans leurs caisses repeintes de frais ; des potées de géraniums illuminent les fenêtres.

Les bonnes vont dans les chambres installer les enfants, les domestiques montent les bagages ; Sophie peut enfin reprendre possession de son domaine : le hall, les salons, ouverts sur la serre qui l’hiver abrite orangers et géraniums et où l’on empêchera les fêtes mouillées de l’été percheron de tourner au désastre. Elle revient sur ses pas et traverse la salle à manger pour gagner les cuisines. Elle aime les cuisines la gourmande Sophie ; il y fait chaud et puis c’est là qu’on apprête les légumes du potager. Car le jardin de Sophie, c’est par essence le potager.
Elle troque ses souliers citadins pour les confortables bottes de cuir à la russe qui font jaser ses connaissances et s’en va voir pousser ses légumes ; tous ces légumes qui figureront dans les nombreux menus des romans, particulièrement les radis qu’elle aime tant et aussi les choux avec lesquels elle se confectionnera certains jours de cafard et de pluie quelques bortschs nostalgiques.

Au potager, les fleurs se mêlent aux légumes, car Sophie veut des bouquets dans chaque  pièce ; des fruits y mûrissent : les bordures de fraises, les buissons de groseilles, de cassis, de framboises, et les poires dont une nouvelle variété l’émerveille, sans doute la « Doyenné du Comice » .
Dans un coin abrité, prospère un abricotier.

Si un carré est réservé aux fines herbes, aux aromatiques, une large place est également consacrée aux plantes médicinales, aux « simples », aux vertus desquelles Sophie fait confiance. Elle les utilise dans la pharmacopée familiale qu’elle décrit longuement dans son tout premier ouvrage : « La Santé des Enfants », publié en 1855 à compte d’auteur et qui vient d’être réédité.  C’est principalement un recueil de conseils de bon sens, préconisant l’hygiène, une nourriture saine, un habillement confortable pour les petits.
La comtesse de Ségur, sur ce sujet comme sur bien d’autres, était en avance sur son temps : elle avait compris que la santé passe par l’hygiène corporelle et alimentaire.
La mortalité infantile était forte en son siècle et sur huit enfants, elle n’en a perdu qu’un : son second fils, Renaud mort du croup à l’âge de un mois. Jamais elle ne se pardonnera de n’avoir pu éviter ce drame.
Le docteur Mazier, médecin à Laigle un homme de « talent et de conscience », selon les mots de Mme de Ségur, lui a apporté beaucoup de ces notions d’hygiène, de recherche de remèdes simples qu’elle a tenu à transmettre aux jeunes mères de sa famille et de son entourage.
On y trouve de bons et parfois surprenants conseils, tels que la défense de donner aux enfants du café (qui en aurait aujourd’hui l’idée ?) à l’exception du café de gland de chêne.
Or le gland de chêne, s’il est une nourriture appréciée des sangliers et des porcs qu’autrefois on menait à la glandée, peut être toxique pour l’homme.  Il est vrai qu’on en a fait du café jadis et aussi plus récemment en période de disette ; un café obtenu en broyant le gland et en le torréfiant. Encore vaut-il mieux dans ce cas utiliser les glands doux de chênes qui poussent principalement au Maghreb et en Espagne.
La Comtesse de Ségur, qui vivait dans l’Orne où ne pousse pas cette espèce de chênes recommandait d'en donner aux enfants "dérangés" . Ignorait-elle le risque qu’elle faisait courir à ses chers petits en leur proposant ce café ? On ne l’imagine pas.
Sans doute parlait-elle d’une boisson bien connue en son temps et qui fit la fortune de deux de ses contemporains.
Henri Lecoq, universitaire et botaniste, et Jean-Baptiste Bargoin, pharmacien, originaires de Clermont-Ferrand, faisaient commerce de thé et de préparations pharmaceutiques. Vers 1830, les deux associés eurent l’idée d’un breuvage composé de chicorée, de céréales et de glands de chêne doux marocain. D’un goût agréable, doté de vertus thérapeutiques certaines et peu coûteux, le café « Gland Doux » fut un concurrent sérieux du café bien oublié depuis la dernière guerre.

 Sophie, pour sa pharmacopée familiale fait pousser dans son jardin la mélisse, le lin, le moutarde, les pavots ; il lui faut la vénéneuse belladone qui vient souvent sans qu’on l’ait invitée, la violette, l’arnica ; celles aussi qu’on nomme herbes de la Saint-Jean : aigremoine, armoise, millepertuis, chélidoine, camomille.
Toutes ces plantes entrent également dans la composition de l’indispensable « onguent de ma cousine » que Sophie administre libéralement à la petite portion d’humanité souffrante qui l’entoure.
Dans l’ouvrage qui va suivre, les « Nouveaux Contes de Fées », pubilé cette fois par Hachette, l’un des héros, le Petit Henri, devra chercher la Plante de Vie qui rendra la santé à sa mère.

Au fond du jardin, derrière une haie de lilas, se dissimule la nécessaire mais redoutable mare. Lilas blancs, pourpres ou mauves, arbustes faciles et prolifiques dont les fleurs et le parfum consolent des mois de mai pluvieux. C’est dans une forêt de lilas que se perd Blondine, héroïne du premier des Nouveaux Contes de fées.
Cette forêt qui engloutit Blondine symbolise la mare ; elle est utile pour recueillir, l’eau de pluie et pour qu’y barbotent les canards de futurs pâtés ; mais Sophie la craint : des enfants peuvent s’y noyer ! Il ne faut pas manquer pour les en éloigner,  de faire savoir aux enfants que dans la mare vivent les horribles sangsues.
Est-ce Sophie enfant ou sa fille Olga qui, en allant à la pêche au hérisson, fit un plongeon dans la mare, prouvant ainsi que la méchanceté envers les animaux est toujours punie.
Pour empêcher les enfants de faire des bêtises dans ces lieux redoutables, il faut, derrière la haie de noisetiers, leur aménager un jardin bien à eux qu’ils entretiendront sans ménager leur peine.

 Au jardin si bien bêché de Camille et Madeleine poussent œillets, giroflées, marguerites, roses, dahlias, résédas, jasmin ; et quand la jeune Marguerite sous prétexte de faire des bouquets, saccage leurs parterres, les petites filles modèles sont consternées. Heureusement, la bonne Madame de Rosbourg intervient et Sophie toujours pratique nous apprend ce que demande en 1857 un horticulteur de Moulin-la-Marche pour réparer les dégâts :

-Combien vous devrai-je, monsieur, pour les fleurs et la plantation ?
-Ce sera quarante francs ( une centaine d'euros environ ), madame ; il y a soixante plantes avec leurs pots, et de plus le travail. Madame ne trouve pas que ce soit trop cher ?
-Non, non, c’est très bien ; les quarante francs vous seront remis aussitôt votre ouvrage terminé. »

Cette intervention de l’horticulteur reste exceptionnelle ; les enfants apprennent à se procurer eux-mêmes de quoi garnir leur jardin. Des groseilliers, des framboisiers qu’ils vont chercher à l’orée d’un petit bois, sans réclamer l’aide du jardinier.
Pendant les vacances, on aidera les enfants à construire des cabanes où ils pourront jouer aux sauvages, recevoir leurs amis et faire leurs devoirs de vacances.
Le jardin des enfants sera aussi le cimetière des animaux défunts et des poupées cassées ; prétextes bien entendu de jouer avec le tuyau d’arrosage, de bien se mouiller, de bien se salir.
Quand après avoir bien bêché, ratissé, brouetté, les enfants seront en nage, on les emmènera à la ferme, cueillir selon la saison , cerises, pommes ou châtaignes qui poussent en vergers près des fermes appartenant au domaine.
On ne se contente pas des fraises du jardin chez les petites filles modèles, on va en ramasser dans les bois et si on n’a pas de panier, on sait en improviser un en tressant des joncs. Elles utilisent tout,  les petites de Fleurville, jusqu’aux coquilles de noix et de noisettes dont elles savent faire des lampions.
Sophie, qui ne laisse à personne sa place dans tous ces jeux et ces fêtes, continue de parcourir son domaine ; elle est arrivée au bout du parc, où commence le bois. Elle n’est pas toujours satisfaite de ce qu’elle découvre : des gens qu’elle n’aime pas, des nommés Bernard ont coupé les têtes des sapins pour en faire des quenouilles !

Sophie voudrait rester toute l’année aux Nouettes, pour gérer elle-même son domaine ; et tant pis si ses initiatives ne sont pas toutes heureuses :

« …mon essai de regain a fait un fiasco complet ; on s’occupe à en disperser les débris fumants ; ce n’est plus du foin, ce n’est pas du fumier, c’est un amas de pourriture que je vais laisser s’achever afin de le mettre sur les couches du potager. Pour arrêter les plaisanteries d’Emile et même les tiennes, petite moqueuse, je te dirai que je suis très contente d’avoir fait cette expérience (qui me trotte par la tête depuis trente-cinq ans) en un temps où, de toute manière, je devais perdre ma seconde coupe de foin ; le brouillard, la pluie auraient également tout perdu après des frais et des ennuis de fanage ; quant au fauchage, il devait s’effectuer de toute manière pour le bien du pré….   Pas un mot à ton père de mon expérience de regain. »

Elle pourrait marcher encore des heures, Sophie, mais il est temps de rentrer. Par les allées du parc, elle regagne la terrasse où l’attend un thé russe, très fort et très sucré accompagné de gimblettes, ses gâteaux préférés. Par les portes-fenêtres entr’ouvertes, elle aperçoit les bouquets qui garnissent le salon ; en face d’elle, derrière les caisses d’orangers et de lauriers-roses, un parterre de fleurs embaume ; une barrière le sépare de la prairie où est venu brouter Cadichon ; plus loin, dans les vergers, les cerisiers et les pommiers sont en fleurs. Un bel été s’annonce ; en dépit des inévitables ennuis domestiques,  Sophie est heureuse ; il faut qu’elle écrive de nouveau à sa fille Olga :

« Bouland a été retardé par les pluies continues, par la coupe terrible de bois, pour laquelle il n’a pas trouvé d’ouvriers comme d’habitude ; et quelle coupe, grands dieux ! J’en aurais gémi et versé des larmes amères, si je n’avais appelé à mon aide ma philosophie chrétienne ; mais prépare-toi à bondir ! il y a eu malentendu ; je parlais du taillis, il parlait des gros arbres ; je parlais de ce qui borde le chemin de la Glacière, il parlait de ce qui borde le chemin du Châlois ; tu devines le reste. J’ai un superbe hangar, beaucoup de bois, mais à quel prix ! Plus d’ombre au chemin du Châlois, depuis le chemin qui monte près de la Glacière, jusqu’au bout. Tout coupé. C’est irréparable, voilà pourquoi je me résigne. N’en souffle mot à ton père ; il se moquerait de moi…
…Tu trouveras des fraises superbes. La maison commence à se remettre en ordre, mais il y a encore bien de l’ouvrage. Le tapissier tapisse, il a fait le plus long : accrocher tous les tableaux, ajuster les ferrures et les bâtons pour les rideaux et les portières ; il lui reste à tout poser, à faire les dessus de cheminée, à couvrir des meubles, etc. Enfin… tout vient à point à qui sait attendre… et j’attends. Mon hangar n’est pas fini parce qu’il a fait trop mauvais pour les couvreurs et les maçons. Il le sera dans quinze jours, avant les foins. Tout est ratissé et propre ; le devant du vieux hangar est très bien arrangé… »

La Comtesse de Ségur aurait aujourd'hui 215 ans... Bon anniversaire Sophie!



2 commentaires:

LOU a dit…

Ce matin, j'ai lu la première partie, je continuerai, en rentrant ce soir à l'hôtel. J'adore comme tu racontes Sophie.

Marie a dit…

Oh merci pour ce récit sur la Comtesse de Ségur, une madeleine de Proust pour moi !