Au Jardin de Sophie

 C’est une dame à l’allure distinguée, une aristocrate, de toute évidence, dont la mise serait d’une sobre élégance sans les roses exubérantes  dont  elle a fait orner son chapeau.
Elle voyage en première classe. Le filet à bagages au-dessus d’elle déborde de sacs, de valises, de paquets ficelés ; elle a quelque peu colonisé l’espace de ses voisins à qui avec humour, elle a demandé de lui pardonner : une bonhomie autoritaire à laquelle on ne peut rien refuser. D’ailleurs elle-même a les genoux encombrés d’un panier volumineux et plein à ras bord de gourmandises.
 C’est qu’il faut tout prévoir quand on voyage avec des enfants. On les entend, dans le compartiment d’à côté, mener d’intenses négociations avec la bonne qui les gouverne. Ce sont des enfants modèles, fort bien élevés, mais pleins de joie de vivre et de repartie, qui obéissent certes mais quand ils ont bien compris pourquoi ils doivent le faire.
La comtesse de Ségur et ses petits-enfants – oh, une partie seulement, elle en a tant !- quittent Paris pour la campagne. Ils vont passer l’été aux Nouettes, dans le Perche.
 Le train est rapide et confortable ; beaucoup moins fatigant que la diligence dans laquelle elle voyageait naguère avec ses enfants, les pères et les mères de ceux-ci.
  Mais on descend toujours à Laigle, où la voiture attelée de l’unique cheval du domaine vient prendre les voyageurs. Le père de Sophie de Ségur qui possédait un des plus beaux haras de Russie, avait offert un poney à sa fille. Elle l’aimait tendrement mais le petit cheval périt dans l’incendie de la demeure familiale, au temps de la campagne de Russie.
Désormais, elle préfère les ânes.
 Est-ce Cadichon qui relève la tête, cesse de brouter et trotte en fanfare pour l’accueillir à peine la barrière passée ? Il sait bien que pour lui, les vacances sont terminées, pourtant il est heureux de revoir la grand-mère et ses petits enfants.
 La voiture remonte l’allée sinueuse ombragée de tilleuls.  On a récemment fait les foins, l’herbe coupée est jonchée de fleurs encore fraîches … Fleurville… Elle a donné ce nom à son domaine ; tout ce printemps, tout cet été,  elle sera encore une fois Madame de Fleurville qui gouverne  pelouses, jardins et jardiniers.
Elle inspire à pleins  poumons  cette tisanière senteur de foin coupé, qui, chaque printemps,  fait de l’honorable comtesse de Ségur, la très champêtre Madame de Fleurville. Paris est loin, Paris tout gris, Paris soucis, Paris tracas.
On approche de la maison, le gravier crisse sous les roues, les rosiers qui bordent l’allée sont en fleurs et pas une maladie ne tache leurs feuilles. Devant le perron, on a sorti les orangers dans leurs caisses repeintes de frais ; des potées de géraniums illuminent les fenêtres.
Le père Leuffroy, a bien travaillé. Et même son fichu caractère fait d’avance sourire Mme de Ségur : son accent percheron, ses tournures de phrases, ses reparties, elle les a mises dans la bouche de tous les jardiniers qui fleurissent les châteaux de ses romans.
 Les enfants s’élancent hors de la voiture qui vient de s’arrêter. Ils sont libres de courir, de crier, de se rouler dans l’herbe ; leurs vêtements pratiques ne craignent pas les taches vertes. Les bonnes vont dans les chambres, défaire les bagages que montent les domestiques.
Sophie de Ségur reprend possession de son domaine : le hall, les salons ouverts sur la serre où sont abrités, l’hiver, orangers et géraniums et qui désormais empêchera les fêtes mouillées de l’été percheron de tourner au désastre. Elle revient sur ses pas et traverse la salle à manger pour gagner les cuisines. Elle aime les cuisines, la gourmande Sophie ; il y fait chaud et puis c’est là qu’on apprête les légumes du potager. Car le jardin de Sophie est par essence le potager.
 Elle troque ses souliers citadins pour les confortables bottes de cuir à double semelle qu’elle fait venir de Russie et qui font tant jaser ses connaissances. Elle s’en va voir pousser ses légumes ; tous ces légumes qu’elle a fait figurer aux nombreux menus des romans. Particulièrement les radis qu’elle aime tant ; et les choux avec lesquels elle confectionne, certains jours de cafard et de pluie quelques bortschs nostalgiques.
 Au potager, les fleurs se mêlent aux légumes car Sophie veut des bouquets dans chaque pièce. Des fruits y mûrissent : les bordures de fraises, les buissons de groseilles, de cassis, de framboises, et les poires dont une nouvelle variété l’émerveille, sans doute la « Doyenné du Comice ».
Dans un coin abrité, prospère un abricotier.  Si un carré est réservé aux fines herbes, aux aromatiques, une large place est également consacrée aux plantes médicinales, aux « simples », aux vertus desquelles Sophie fait confiance. Elle sait les utiliser dans la pharmacopée familiale et connaît leur importance dans la préservation de la « Santé des Enfants », titre de son premier ouvrage publié. Tant d’importance que dans le second, elle a envoyé un de ses héros, le « Petit Henri » chercher une plante qui rendra la santé à sa mère.
Sophie pour sa part, a besoin de mélisse, de lin, de moutarde, de pavots ; il lui faut la vénéneuse belladone qui vient souvent sans qu’on l’ait invitée, la violette, l’arnica ; celles aussi qu’on nomme herbes de la Saint-Jean : aigremoine, armoise, millepertuis, chélidoine, camomille. Et de feuilles de laitues dont on recouvre le peu ragoûtant onguent de colimaçon qui fait merveille pour soigner les blessures. Il faut de nombreuses laitues car le pansement est à renouveler toutes les heures.
Toutes ces plantes entrent également dans la composition de l’indispensable « onguent de ma cousine » que Sophie administre libéralement à la petite portion d’humanité souffrante qui l’entoure.
 Au fond du jardin, derrière une haie de lilas, se dissimule la nécessaire mais redoutable mare. Lilas blancs, pourpres ou mauves, arbustes faciles et prolifiques dont les fleurs et le parfum consolent des mois de mai pluvieux. La mare est utile pour recueillir, l’eau de pluie et pour qu’y barbotent les canards de futurs pâtés ; mais Sophie la craint : des petits pourraient s’y noyer ! Il ne faut pas manquer pour les en éloigner,  de leur faire savoir que dans la mare vivent les horribles sangsues. Est-ce elle-même où sa fille Olga qui en allant à la pêche aux hérisson y fit un plongeon 
Pour empêcher les enfants de faire des bêtises dans ces lieux redoutables, il faut, derrière la haie de noisetiers, leur aménager un jardin bien à eux qu’ils entretiendront sans ménager leur peine. 
Au jardin si bien bêché de Camille et Madeleine poussent œillets, giroflées, marguerites, roses, dahlias, résédas, jasmin.  Ces fleurs ne sont cueillies que pour fêter les mamans. La plupart du temps,  on préfère ramasser les fleurs sauvages qui poussent le long de la barrière qui sépare de la route ; on en fait aussi des couronnes aux poupées et aux chiens, et quand la jeune Marguerite, laissée seule, s’improvise jardinière et sous prétexte de faire des bouquets, saccage leurs parterres, les petites filles modèles sont consternées. Leur jardin est l’objet de soins attentifs et il arrive même à l’excellente Camille de se laisser aller à souffleter qui piétine ses fraises.
Mais, courageuses, exemplaires, sans se plaindre, elles se mettent au travail,  arrachent les plantes abîmées et les portent en brouette pour les jeter sur un compost qui se cache un peu plus loin dans le bois. Elles bêchent, suent à grosses gouttes, puis fatiguées, rangent soigneusement leurs outils avant d’aller jouer dans le bois ou sur la pelouse.
Leurs efforts seront récompensés puisque la bonne Madame de Rosbourg intervient et Sophie toujours pratique nous apprend ce que demande en 1857 un horticulteur de Moulin-la-Marche pour réparer les dégâts : quarante francs, soit une centaine d’euros pour 60 plantes avec leurs pots,  main d’oeuvre comprise.
 Cette intervention de l’horticulteur reste exceptionnelle ; les enfants apprennent à se procurer eux-mêmes de quoi garnir leur jardin. C’est dans le bois voisin qu’ils vont arracher des rejets de groseilliers et de framboisier  qu’ils savent parfaitement repiquer.
Pendant les vacances, on les aidera à construire des cabanes où ils pourront jouer aux sauvages, recevoir leurs amis et faire leurs devoirs de vacances.
  Le jardin des enfants est aussi le cimetière des animaux défunts et des poupées cassées.
 Quand après avoir bien bêché, ratissé, brouetté, les enfants seront en nage, on les emmènera à la ferme, cueillir selon la saison, cerises, pommes ou châtaignes qui poussent en vergers près des fermes appartenant au domaine et dont on fera des confitures.
  On ne se contente pas des fraises du jardin chez les petites filles modèles, on va en ramasser dans les bois et si on n’a pas de panier, on sait en improviser un en tressant des joncs.
  Elles utilisent tout, les petites de Fleurville, jusqu’aux coquilles de noix et de noisettes dont elles font des lampions pour les soirs de fêt
Sophie, qui ne laisse à personne sa place dans tous ces jeux et ces fêtes, continue de parcourir son domaine ; elle est arrivée au bout du parc, où commence le bois. Elle n’est pas toujours satisfaite de ce qu’elle découvre : on étête ses sapins pour en faire des balais, on lui vole du bois et dans ses étangs, on braconne ses poissons. Et c’est la raison pour laquelle, au grand dam des petites filles, elle reste indulgente pour le garde Nicaise, exterminateur de hérissons. Elle sait que le hérisson est l’ami du jardinier,  mais le garde, chasseur, l’accuse de détruire lapins et perdreaux et le décrète nuisible.

Elle voudrait tant rester toute l’année aux Nouettes, pour gérer elle-même son domaine ; et tant pis si ses initiatives ne sont pas toutes heureuses :

« …mon essai de regain a fait un fiasco complet ; on s’occupe à en disperser les débris fumants ; ce n’est plus du foin, ce n’est pas du fumier, c’est un amas de pourriture que je vais laisser s’achever afin de le mettre sur les couches du potager. Pour arrêter les plaisanteries d’Emile et même les tiennes, petite moqueuse, je te dirai que je suis très contente d’avoir fait cette expérience (qui me trotte par la tête depuis trente-cinq ans) en un temps où, de toute manière, je devais perdre ma seconde coupe de foin ; le brouillard, la pluie auraient également tout perdu après des frais et des ennuis de fanage ; quand au fauchage, il devait s’effectuer de toute manière pour le bien du pré….   Pas un mot à ton père de mon expérience de regain. »

Elle pourrait marcher encore des heures, Sophie, mais il est temps de rentrer. Par les allées du parc, elle regagne la terrasse où l’attend un thé russe, très fort et très sucré accompagné de gimblettes, ses gâteaux préférés. Par les portes-fenêtres entr’ouvertes, elle aperçoit les bouquets qui garnissent le salon ; en face d’elle, derrière les caisses d’orangers et de lauriers-roses, un parterre de fleurs embaume ; une barrière le sépare de la prairie où est venu brouter Cadichon ; plus loin, dans les vergers, les cerisiers et les pommiers sont en fleurs. Un bel été s’annonce ; en dépit des inévitables ennuis domestiques,  Sophie est heureuse ; il faut qu’elle écrive à sa fille Olga :

« Bouland a été retardé par les pluies continues, par la coupe terrible de bois, pour laquelle il n’a pas trouvé d’ouvriers comme d’habitude ; et quelle coupe, grands dieux ! J’en aurais gémi et versé des larmes amères, si je n’avais appelé à mon aide ma philosophie chrétienne ; mais prépare-toi à bondir ! il y a eu malentendu ; je parlais du taillis, il parlait des gros arbres ; je parlais de ce qui borde le chemin de la Glacière, il parlait de ce qui borde le chemin du Châlois ; tu devines le reste. J’ai un superbe hangar, beaucoup de bois, mais à quel prix ! Plus d’ombre au chemin du Châlois, depuis le chemin qui monte près de la Glacière, jusqu’au bout. Tout coupé. C’est irréparable, voilà pourquoi je me résigne. N’en souffle mot à ton père ; il se moquerait de moi…
…Tu trouveras des fraises superbes. La maison commence à se remettre en ordre, mais il y a encore bien de l’ouvrage. Le tapissier tapisse, il a fait le plus long : accrocher tous les tableaux, ajuster les ferrures et les bâtons pour les rideaux et les portières ; il lui reste à tout poser, à faire les dessus de cheminée, à couvrir des meubles, etc. Enfin… tout vient à point à qui sait attendre… et j’attends. Mon hangar n’est pas fini parce qu’il a fait trop mauvais pour les couvreurs et les maçons. Il le sera dans quinze jours, avant les foins. Tout est ratissé et propre ; le devant du vieux hangar est très bien arrangé… »

Ratissé, propre et très bien arrangé : voilà comment Sophie aimait le domaine enchanté des Petites Filles Modèles qui n’a pas été nommé Fleurville au hasard. Sophie de Ségur aimait les jardins et les fleurs ; les roses en particulier.
Pour que l’on s’en souvienne, le rosiériste Delbard, a crée en 1994 une rose tout à fait rose, un hybride de thé aux cent pétales, fraîche et tendre comme le cœur et les œuvres de celle qui l’a inspirée.